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10/03/2014

Charles Journet : 'Les sept paroles du Christ en croix' [1]

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Une synthèse de ce livre, par Serge Lellouche :

 


Charles Journet (1891-1975) fut un des grands théologiens contemplatifs du XXe siècle : auteur entre autres du magistral essai L'Eglise du Verbe incarné. Acteur et témoin privilégié du concile Vatican II, il fut nommé cardinal par Paul VI en 1965 ; haute fonction qui du reste ne l'empêcha pas de garder sa soutane de simple prêtre. La formulation dans la synthèse ci-dessous reprend telle quelle celle de l'auteur dans Les sept paroles du Christ en croix (Seuil 1952). Chaque «je» est celui de Charles Journet.  SL

 

 

 

Les paroles du Verbe : Ici-bas le silence est la condition des paroles vraies. Que valent les paroles qui n'enclosent pas de silence? Elles sont feuilles mortes.

Les sept paroles du Christ en Croix, achevées dans un grand cri, sont les toutes dernières paroles de sa vie passible. Le drame qu'elles contiennent se trouvait déjà annoncé dans les sept béatitudes du Sermon sur la Montagne, culminant dans la huitième, celle des persécutés pour la justice. Le mont du Calvaire est la réponse au mont des béatitudes.

Le Verbe pousse par degré vers la mort la nature humaine en laquelle il porte le poids de tout le mal de notre monde. Les sept paroles sont les étapes de son approche de la mort. Elles donnent une voix à la douleur finale du Christ. Elles nous entr'ouvrent ce mystère. Ce qui est drame effrayant, devient par elles un enseignement. Une lumière nous est livrée. C'est celle du Verbe, caché au cœur de la Croix sanglante, pour en faire jaillir ces sept Rayons.

 

La première parole : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ! » : Ce n'est pas sa douleur terrible qu'il exhale dans sa première parole. Ce qui le préoccupe, c'est de faire descendre sur terre le pardon de son Père. La première des sept paroles est rapportée dans saint Luc. Jésus, un peu avant d'être mis en croix, a fait entrevoir l'abîme de l'injustice des hommes. Si le pardon de Dieu vient (et il viendra merveilleusement à cause de Jésus), ce ne sera pas avant tout pour empêcher l'injustice du monde de fructifier en catastrophes, ce sera avant tout pour sauver, au sein même de ces catastrophes aveugles, la destinée suprême des âmes.

«Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font !» (Luc 23, 32-34). Père ! C'est le premier mot des sept paroles. Il dit «Père !», comme à la résurrection de Lazare. Ce n'est pas sa douleur qui l'occupe, c'est notre péché : d'abord la blessure, l'offense qu'il fait à Dieu, puis le ravage qu'il nous fait à nous-mêmes. Il demande avec son cœur d'homme que le Père pardonne : il faut, avec nos cœurs d'hommes, demander que le Père pardonne. Il faut continuer d'en appeler avec lui aux magnanimités d'en haut contre la haine, les folies, les crimes de la terre. Un royaume, longtemps attendu, paraît. C'est le royaume des pardons de l'Amour.

Il y a des moments où Jésus veut prier à part pour ses seuls disciples immédiats. A d'autres moments il étend sa prière jusqu'à tous les fidèles. Mais, par dessus ces prières spéciales, il y a en lui une prière permanente pour tous les hommes sans exception, c'est le monde entier qu'il vient chercher, qu'il voudrait sauver, pour qui il meurt. Maintenant, Jésus ne reproche même plus rien aux hommes. Il regarde au-dessus d'eux. Il voit leur destinée éternelle. C'est pour eux qu'il est en Croix.

Et il dit «Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font!». Ils savent et ils ne savent pas. Ils ne savent pas tout, c'est un titre au pardon. Mais leurs responsabilités sont inégales. Ainsi l'ignorance des hommes atténue le mal. Et les hommes sont moins puissants à se faire du mal, que Dieu à leur faire du bien. De l'ignorance des chefs, des archontes, saint Paul dira : «Mais nous annonçons une Sagesse de Dieu, pleine de mystère, qui est cachée, que Dieu a prédéterminée avant les siècles en vue de notre gloire, que nul des archontes de ce siècle n'a reconnue. Car s'ils l'avaient reconnue, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire» (1 Cor. 2, 6-8). Saint Paul savait-il ce qu'il faisait quand il poursuivait les chrétiens? C'était par zèle de la Loi, telle qu'on la comprenait dans le judaïsme. L'apôtre comprend aussi que son aveuglement le condamnait et l'excusait à la fois : «Mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'agissais par ignorance, au temps de mon incrédulité» (1 Tim. 1, 12-14). Tel est l'entrecroisement des ignorances de l'homme et des pardons de Dieu. Nous savons et nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous péchons. Nous savons que nous faisons mal, que nous brisons une pureté en nous, que nous trahissons une fidélité, une liberté, une grandeur. Mais nous ne savons pas le fond de ce mal, l'irréparable qu'il apporte avec lui, quelle liberté, quelle pureté, quelle grandeur il ravage en nous. Plus tard on voudra tant qu'une telle chose n'ait jamais eu lieu. Surtout, nous mesurons mal la blessure, l'affront, l'offense qu'il fait à Dieu.

Les théologiens distinguent dans le péché la faute, le ravage qu'il fait en nous, et l'offense qu'il fait à l'Amour : c'est sous le second aspect que le péché est un mal vraiment infini, que seule pouvait compenser la venue d'un Dieu fait homme. «Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font !». Ils ne savent ni l'offense qu'ils font à ton Amour, ni la profondeur de ton Amour.

La première parole du Christ en Croix est une parole d'immense miséricorde pour le monde. «Bienheureux les miséricordieux... ». Il y a des cœurs pleins de pardons. Ils ne semblent préoccupés que de pardonner. Ils s'ingénient à pardonner. Ils ont des trouvailles merveilleuses, des trouvailles divines pour pardonner. L'Esprit saint les remplit de ses lumières, de ses conseils, pour les rendre inventifs à donner et à pardonner. Ce sont les miséricordieux. Leurs actes sont si magnanimes, si purs, que les théologiens, conformément à l'Evangile, les appellent des béatitudes. Voilà les saints, les vrais disciples de Jésus.

 

La deuxième parole : « Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis » : Là où les yeux de la chair ne voient qu'une effrayante tragédie, les yeux de la foi contemplent un mystère grandiose. Ce crucifié sanglant est le Fils unique de Dieu. Et désormais le pardon du Père est prêt à se répandre.

La deuxième parole de Jésus se trouve, elle aussi, dans saint Luc. Elle concerne les deux malfaiteurs mis à mort, l'un à droite, l'autre à gauche de Jésus. Le sort de ces deux hommes qui montent avec Jésus vers le Calvaire est mystérieux. Toute vie qui approche de Jésus, pour le rejeter ou pour l'accepter, voit du coup son mystère se creuser. Le destin inégal de ces deux hommes représente les deux issues extrêmes de la souffrance. Elle peut délivrer les âmes, elle peut les révolter. Il y a des croix de blasphème et il y a des croix de paradis. Il y a trois hommes en croix : un qui donne le salut, un qui le reçoit, un qui le méprise. Trois paroles qui viennent des trois croix, laisseront voir les abîmes qui les séparent.

«L'un des malfaiteurs qui pendait à la croix le blasphémait, disant : «N'est-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi !» Pourquoi se dire le Messie quand on est pareillement impuissant contre les hommes et leur système social, dit avec dépit le malfaiteur, envahi par la haine et la rage. Mais peut-être la révolte de cet homme venait-elle de plus loin. Peut-être était-elle plus tranquille, plus irrémédiable. C'est la vie entière qu'il avait défiée en devenant bandit. Dans les deux cas, il passe, sans la reconnaître, à côté d'une délivrance qui ne reviendra peut-être jamais. Est-il entré ainsi tout vivant dans la mort? Sa haine, son défi s'est-il éternisé ? Un éclair a-t-il pu, au tout dernier instant, peut-être après les sept paroles, peut-être après la mort de Jésus, déchirer sa nuit ?

Le second crucifié, plus qu'à tout, tient à la justice. Il l'a souvent violée dans les faits, il ne l'a jamais reniée dans son cœur. Parce qu'il oublie un instant de penser à sa torture par souci de la justice, voici qu'en réponse une nouvelle clarté intérieure l'illumine. Il devine, il comprend soudain, quelle profondeur, quelle pureté de justice il y a dans cet homme que l'on moque et brutalise. Son choix est fait. Il s'écrie : «Jésus, souviens-toi de moi quand tu entreras dans ton royaume !».

«Je triomphe de joie, mes frères, mon cœur est rempli de ravissement en voyant la foi de ce saint voleur. Un mourant voit Jésus mourant, et il lui demande la vie : un crucifié voit Jésus crucifié, et il lui parle de son royaume ; ses yeux n'aperçoivent que des croix, et sa foi ne se représente qu'un trône» (Bossuet, Sermon pour l'Exaltation de la sainte Croix, 1659).

«Et Jésus lui dit : En vérité, je te le dis, aujourd'hui, tu seras avec moi, dans le paradis !». Par sa confession, cet homme est instantanément justifié et béatifié. Il quittera le changement pour la plénitude, le supplice pour la béatitude. «On n'entre pas dans le Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd'hui». Si tu aimes Jésus dans le temps, tu seras aimé par Jésus dans l'éternité. Ô Jésus, qui donnez au brigand le paradis tout de suite, et qui, par un seul rayon tombé de votre croix sanglante, le purifiez si merveilleusement qu'il n'y aura pas pour lui de délai après la mort, pas de part pour l'expiation, et que son dernier soupir amènera l'instant de son entrée dans la vision béatifiante du Dieu trois fois saint. Désormais la puissance des pardons du ciel est manifestée à la terre. Il suffira, fût-ce au tout dernier moment, qu'un cœur invoque, l'ayant enfin comprise, cette infinie Bonté d'un Dieu «qui a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique», pour qu'il soit à l'instant lavé de toutes ses hontes. «Il nous a aimés, et il nous a déliés de nos péchés dans son sang» (Ap. 1,5).

L'amour que nous donnons quand nous sommes en croix ressemble un peu à l'amour rédempteur. C'est le plus pur de nos amours, celui que Jésus accueille avec le plus de joie, celui qui hâte le plus en nous la venue du paradis. Aujourd'hui la croix ; au delà, l'éternité du paradis. Il ne faut aller aux choses qu'en regardant au delà des choses : «J'estime, écrit saint Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire à venir qui sera révélée en nous» (Rom. 8, 18).

Sainte Catherine de Sienne dit qu'il y a d'autres larmes encore que celles des yeux, les larmes du cœur ou du désir, qu'elle appelle des larmes de feu. Ce sont celles que pleure en nous l'Esprit saint pour le salut du monde. Ces larmes de feu sont celles qui embrasent le cœur du Sauveur quand, au soir du jeudi saint, il voit s'approcher l'heure bénie de sa passion qui sauvera le monde.

Bienheureux ceux qui pleurent : ils seront, ils sont déjà consolés.

 

La troisième parole : « Voici ta mère » : «Jésus donc, voyant sa Mère, et auprès d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa Mère : Femme, voici ton fils. Ensuite il dit au disciple : Voici ta Mère. Et depuis cette heure-là, le disciple la reçut dans son intimité» (Jean 19, 25-27). Au moment où les choses le quittent, où son Eglise commençante semble se dissiper sous l'orage, voici qu'en la personne du disciple idéal, il l'unit pour toujours à sa Mère, par la puissance d'une double et mystérieuse parole : «Voici ton fils. Voici ta Mère».

Il y avait eu un temps, long, où Jésus avait tenu volontairement sa Mère à l'écart des vicissitudes de sa vie publique. «Pourquoi me cherchiez-vous ?» lui dit-il au temple de Jérusalem. « Ne saviez-vous pas que c'est aux choses de mon Père que je dois être ?». Ce que la Mère de Jésus ne cesse d'apprendre, c'est que la volonté de Dieu est une volonté séparante, qui disjoint la Mère du Fils, comme elle disjoindra à l'agonie et sur la croix le Fils du Père, et qui provoque ici et là des pourquoi déchirants ; le pourquoi de la Mère à son Fils : «Enfant, pourquoi nous as-tu fais cela ? Vois ton père et moi, dans l'angoisse, nous te cherchons» (Luc 2, 48).

Maintenant que la mort est proche, que sa Mère ne peut plus rien faire extérieurement pour lui, Jésus ne lui défend pas, il lui permet d'être présente. Près de la croix, les femmes se tenaient debout.

Sa Mère est là, brisée sans doute d'une manière inénarrable, mais prête à porter, unie à lui, tout le poids de co-souffrance qui lui est réservé. La parole qu'il lui adresse a pour effet de l'introduire, à cet instant solennel, au cœur même du drame de la rédemption du monde. Si le Christ choisit de souffrir et de mourir pour le salut du monde, il est clair que la vocation de tous ceux qui, dans la suite du temps, lui seront unis par l'amour, qui seront ses membres et formeront son corps, sera de choisir, chacun à son rang et pour sa part, de souffrir et de mourir avec lui, pour la même cause du salut du monde : «Maintenant, je me réjouis dans mes souffrances pour vous, et j'accomplis ce qui manque aux tribulations du Christ dans ma chair pour son corps, qui est l'Eglise» (Col. 1, 24).

L'Eglise est corédemptrice. Elle porte, mais en second, le poids du salut du monde, et le Christ en croix porte l'Eglise portant le monde. Mais dans l'Eglise, la Vierge seule est l'Eglise plus que toute l'Eglise elle-même. Elle est l'Eglise au temps de la présence du Christ, de l'Incarnation à la Pentecôte. En elle, toute la grâce collective de l'Eglise est condensée.

Saint Jean nous a rapporté deux paroles solennelles de Jésus à sa Mère : la première à Cana, quand il commence sa vie publique ; la seconde à la croix, quand il l'achève. Leur parenté est profonde. Elles ne se comprennent qu'ensemble. «Qu'est-ce, à moi et à toi, Femme ? Mon heure n'est pas encore venue» (Jean 2, 3-5). A Cana, Jésus marque une distance avec sa Mère. Maintenant va commencer sa vie publique, il va se comporter en Fils de Dieu, entreprendre de manifester sa divinité sous son humanité. Saint Augustin et saint Thomas ont souligné la dureté de Jésus pour sa Mère à Cana. Il est vrai que Jésus agit en Dieu à Cana ; mais c'est pour exaucer sa Mère et faire déborder en elle un flot immense de douceur : «Rien n'a été dit de si grand, rien ne sera jamais dit de si grand sur la puissance d'intercession de la Vierge, que le récit évangélique du miracle de Cana. C'est l'heure de la puissance de Marie» (Notre-Dame des Sept Douleurs, Paris, 1934).

Rien, sinon la troisième parole du Christ en croix. Il prononce les paroles solennelles, en vertu desquelles il la constitue Mère, par le martyre de sa compassion corédemptrice, de tous ceux qu'il enfante sur la croix par le sang de sa passion rédemptrice : Femme, voici ton fils. Et au disciple : Voici ta mère.

O mon frère, qui que tu sois, quelque souillure que recèle ton cœur, n'oublie jamais le dernier mot pour toi de ton Sauveur, qui, te regardant de sa croix, t'a dit : Voici ta mère.

La parole du Christ fait désormais, de la Mère de Dieu au pieds de la croix, la mère de tout disciple du Christ ; et de tout disciple du Christ, l'enfant de la Mère du Dieu rédempteur. Unie au Christ rédempteur, toute l'Eglise est corédemptrice. Mais il est donné par Jésus à la Vierge, à cause de sa supplication au pieds de la croix, d'être première corédemptrice, corédemptrice de tous les corédempteurs. Voici que la tendresse de cœur de la Mère de Dieu va se reverser sur la misère des enfants d'Adam, voici qu'ils vont devenir frères de Jésus, non seulement parce qu'ils auront par l'adoption Dieu comme Père, mais encore parce qu'ils auront, par son universelle compassion corédemptrice, Marie pour Mère.

Jésus avait dit sur la Montagne, au commencement de sa vie publique : «Bienheureux les doux, car ils auront la terre en héritage» (Mt 5,5). Sur la croix, sous l'atroce brûlure de ses plaies, il laisse au disciple fidèle, et à tous ceux qui envieront cette fidélité, celle même qui avait été pour lui, au temps de son enfance, une fontaine de douceur.

Voici ta Mère. Jésus, c'est vous qui me la donnez pour Mère. Voilà votre testament pour moi. C'est de votre Croix, où coule votre sang, et de laquelle vous m'invitez à m'approcher, que j'entends, tout tremblant, venir ce mot de Mère, et cette révélation d'une tendresse dont le sens me dépassera toujours.

 

La quatrième parole : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » : Les trois premières paroles de Jésus manifestent la clarté infinie qui brille au cœur de sa souffrance : il s'élève au-dessus de ses tortures, il semble les oublier, il n'est soucieux que d'implorer le pardon pour qui le brutalise, de promettre le paradis au brigand, de donner sa Mère au disciple. Les deux paroles qui suivent expriment l'intensité de sa douleur, des plaintes qui montent vers le Ciel.

Dès la sixième heure raconte l'évangéliste, c'est à dire vers midi, les ténèbres couvrent la terre. Et à la neuvième heure, Jésus, sentant venir la mort, cria d'une grande voix : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?» (Mc 15, 33-35). Moment de total dénuement, où il n'a plus rien sur quoi s'appuyer, dans lequel le Père le désole intérieurement et laisse retomber sur son cœur le poids d'une indicible angoisse.

Ceux qui surveillent l'exécution peuvent tourner Jésus en dérision : «Il a sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même !» (Mc 15, 31-32). N'est-il pas visible qu'il meurt comme un maudit, comme un abandonné de Dieu? Est-ce que la plainte de Jésus n'achève pas de donner raison aux plus vigilants de ses ennemis? Parole fatale ! Pourquoi l'a-t-il prononcée ? Ne sait-il pas qu'on s'en prévaudra contre lui ? S'il est Dieu, comment peut-il dire que son Dieu l'abandonne ?

Oui, parole fatale, qui sera jusqu'à la fin du monde un scandale pour la foi de beaucoup. Mais aussi, pour ceux qui croient, parole adorable ! C'est elle qui nous découvre le dernier fond du mystère de l'Incarnation, et les anéantissements du Verbe fait chair. Scandale de l'Incarnation : le Tout-Puissant devient faiblesse, la Parole infinie est en ce petit enfant qui balbutie. La révélation du Verbe fait chair entre en moi comme un glaive pour me faire une blessure qui doit demeurer béante jusqu'à ma mort. Le scandale de mon esprit est tel qu'il faut la force de la foi divine pour me faire acquiescer. Tout l'instinct, toute la tentative secrète de ma raison, est de rationaliser le mystère, de fermer subrepticement la plaie que Dieu ouvre en moi pour me sauver.

Ou bien, en effet, suggère le raisonnement, Jésus est vrai Dieu, mais alors il est impassible et sa souffrance n'est qu'apparente : et voilà l'erreur des diocètes ; ou bien Jésus a vraiment souffert notre souffrance, mais alors il n'est pas Dieu : et voilà l'erreur des nestoriens. Jusqu'à la fin des siècles, la raison humaine, incapable de soutenir par elle-même le choc de la révélation de l'Incarnation, cherchera à fuir dans l'une de ces deux erreurs opposées. Mais la foi, elle, reconnaît le vrai Jésus, Celui par qui et pour qui tout a été créé, et qui pourtant souffre si atrocement sur la Croix qu'il s'écrie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Il est Dieu et il est abandonné par Dieu. Entrons un instant dans le cœur de ce mystère.

Comment entendre la coexistence dans le Christ de la vision bienheureuse et d'une pareille agonie ? C'est le fond du mystère de l'Incarnation. Il faut, à la fin, se taire et adorer. Saint Jean de la Croix rapporte la quatrième parole de Jésus dans la Montée du Carmel pour inviter les fidèles à mourir, à la suite du Christ, à la nature, tant sensible que spirituelle : ««Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?»  Ce fut, dans la partie vulnérable de son être, la plus grande déréliction qu'il ait connue en sa vie. Et c'est en elle qu'il fit la plus grande œuvre qu'il ait opérée en toute sa vie par ses miracles et ses autres œuvres, tant sur la terre que dans le ciel, à savoir de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu. Ce qui se fit au moment et à l'instant où ce Seigneur se trouva le plus anéanti en tout : soit quant à l'estime des homes, car, le voyant mourir, ils s'en moquaient plutôt que d'en faire aucun cas ; soit quant à la nature, puisque, mourant, il s'anéantissait en elle ; soit quant à la protection et consolation spirituelle du Père, qui en ce temps l'abandonna, afin qu'anéanti et réduit ainsi comme à rien, il payât purement la dette et unit l'homme à Dieu (…) Il faut donc que l'homme spirituel entende le mystère de la porte et du chemin du Christ pour s'unir à Dieu (…) Et lorsqu'il sera réduit à rien, ce qui sera l'extrême humilité, alors l'union spirituelle sera faite entre l'âme et Dieu : c'est le plus haut état où l'on puisse parvenir en cette vie. Il ne consiste pas en réconforts, en goûts, en sentiments spirituels, mais dans une vive mort sur la croix, sensible et spirituelle, c'est à dire intérieure et extérieure».

A la Croix, le Ciel semble sourd à la plainte de Jésus. L'apparition de l'Ange dans l'agonie de Jésus est un événement plein de mystère. Un ange peut-il réconforter le Roi des anges ? Que se passe-t-il alors ? Voici. C'est la divinité de Jésus qui vient au secours de son humanité. Elle permet qu'un d'entre eux, celui qu'on appellera désormais l'Ange de l'Agonie, puisse porter dans la désolation de Jésus et les régions douloureuses de son être un rayon de cette lumière qu'il puise lui-même dans le paradis de l'âme de Jésus. C'est Jésus qui donne à l'Ange de consoler un instant sa divine agonie. C'est de Jésus à Jésus que passe, par l'Ange, ce signe du Ciel, cette grâce fugitive.

Jésus n'a pas craint pour le salut de son âme, il n'a pas cru que Dieu le punissait, il n'a pas ressenti les tourments des damnés. Il a souffert moralement et physiquement au delà de ce que nous pourrons jamais savoir ici-bas. Il a vu chacun de mes péchés, chacune de mes trahisons, chacun de mes refus de sa vérité. Par-dessus tout, il a prévu ces mépris effrayants par lesquels des âmes se sépareraient définitivement de son Amour. Sa souffrance est celle du Sauveur du monde. La souffrance lumineuse de la rédemption passe toute la souffrance des désespérés.

Jésus est descendu dans la profondeur du drame du monde, de la tragédie du péché. Il l'a prise sur lui, il s'en est revêtu, il en a épuisé les amertumes, jusqu'à la mort de la croix. Il s'est ainsi identifié, lui sans péché, à notre condition de malédiction et de péché. Et elle est devenue, en lui, du fait de la dignité infinie de sa personne, une compensation d'amour dont l'infinité dépasse incomparablement celle de l'offense faite à Dieu par le péché des hommes. Et en nous, la même tragédie de notre condition humaine, si nous la portons dans la grâce et la vérité qui descendent du Christ dans ses membres, peut devenir, jusqu'à la fin du temps historique, corédemptrice, dans le Christ, des êtres dont nous serons les contemporains. Jésus explique saint Thomas, s'est précipité volontairement sur la souffrance pour en embrasser toute la quantité proportionnée à l'immensité du fruit qui devait en résulter, à savoir la libération des hommes du péché.

La quatrième parole est, il nous reste à le voir, la reprise par Jésus du début d'un psaume qui décrivait prophétiquement les épreuves du Juste. Le psaume 22 les décrit d'une vue si pénétrante, si divinatrice, qu'il se trouve prédire, des siècles à l'avance, avec des précisions saisissantes, le supplice futur du Juste par excellence, du Messie. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Dans le cœur du psalmiste, c'est un cri d'angoisse, non de révolte, et le commencement d'un chant de l'espérance messianique. Dans le cœur du Messie, quand il reprend intentionnellement ces mêmes paroles, leur donnant pour la première fois leur inimaginable profondeur, comment seraient-elles un cri de désespoir ? Elles sont une supplication déchirante qui monte vers le ciel.

Jésus avait dit sur la Montagne : «Bienheureux les pauvres en esprit...» (Mt 5,3). Et, depuis ce moment, la pauvreté est devenue une béatitude. Et voici la récompense : «Car c'est à eux qu'est le royaume des cieux». Le Christ, divinement Pauvre, devient divinement Roi. «Vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s'est fait pauvre, de riche qu'il était, afin que par sa pauvreté vous fussiez enrichis» (2 Cor. 8, 9).

 

Jésus, que mes tristesses ne soient pas un venin ! Faites que l'amertume et la détresse qui me submergent ne soient jamais ni celles de la révolte ni celles du désespoir. Donnez-moi, avant ma mort, au moins dans une faible mesure, je vous supplie, le privilège de pressentir par moments le mystère de votre nuit rédemptrice et de votre déréliction.

 

(à suivre)